FRANCK MORIZE
Président de la CPME du Rhône et Entrepreneur
LA TABLE, c’est le tour de table, la connivence, le côte à côte, le face à face, le partage…….
BG : Qui est Franck Morize ?
FM : La question est difficile parce qu’il serait prétentieux d’affirmer se connaître de façon exhaustive. Néanmoins, je sais d’où je viens et c’est pour moi capital et structurant. Tout commence en 1969 à la ferme. Mes 18 premières années, je les ai passées à côté de Chablis, pas du tout dans les vignes, mais au milieu des vaches charolaises, des camions et des marchés aux bestiaux. Je me suis épanoui au contact de ceux que j’ai l’habitude de qualifier de «vrais gens», c’est-à-dire loin de la superficialité de notre monde. Une réalité quotidienne plutôt dans le vrai, dans le simple, dans le « faire » plus que dans le « dire », parmi les « taiseux et les faiseux » dont parle Alexandre Jardin. En tant que négociant en bestiaux, nous étions aux côtés des paysans, de ceux qui travaillent la terre. Ils sont mes héros, ils m’ont éduqué, m’ont appris les valeurs du labeur, de la simplicité, de l’agriculture comme culture.
BG : Pourquoi avoir changé de vie ?
FM : La crise de la vache folle. J’ai connu la détresse du monde paysan, l’entreprise familiale en difficulté. Alors on te dit « tu ne pourras pas vivre de l’exploitation c’est clair, alors il faut faire des études, comme on dit dans ces coins-là, « pas suivre mais faire pour se faire ». J’ai découvert la tour Eiffel à 18 ans, pour passer mon concours de préparation à Sciences Po. Je n’oublierai jamais le sujet de culture générale : « Aux Grands Hommes La Patrie Reconnaissante ». Je pense que j’étais le seul en classe à ne pas savoir que cela figurait au fronton du Panthéon ! J’ai fait ma dissertation comme ça, sans ce repère essentiel, mais j’ai dû écrire avec bon sens (paysan) puisque j’ai réussi le concours. Cette confrontation à ce nouvel univers m’a forgé. J’ai appris énormément, j’aime l’apprentissage ! Je conçois d’ailleurs la vie tel un apprentissage permanent.
BG : Quel a été le parcours jusqu’au monde entrepreneurial ?
FM : J’ai fait Sciences PO à Lyon, puis La Sorbonne à Paris et je commence en politique comme assistant parlementaire d’un député. Je suis embarqué dans la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 95 à Lyon. J’ai une très noble conception de la chose publique. Je suis très attaché à l’Etat, pierre angulaire de notre cohésion sociale et de notre récit collectif. J’ai évolué dans le monde des institutions, de la politique et enfin de l’entreprise. Depuis de nombreuses années, à la CPME, j’ai épousé la cause des patrons de PME qui me sont chers, parce que ce sont eux qui osent, qui risquent, qui inventent leur lendemain, qui peuvent tout perdre, bref qui vivent. C’est l’immense différence entre eux et les dirigeants salariés de grandes entreprises. Le patron de PME, pour moi, c’est aussi un héros.
BG : Entreprendre à 50 ans, un beau pari !
FM : Deux événements majeurs ont marqué mes 50 ans : je me marie pour la première fois et je fais la rencontre extraordinaire d’un cédant qui m’a inspiré. Il m’a cédé son entreprise après avoir vécu toute sa vie dans le secteur du fromage, aux côtés des agriculteurs. Il m’a donné l’opportunité, enfin, de pouvoir concilier tous mes combats et d’entreprendre, c’est-àdire étymologiquement, prendre en main un petit peu de mon destin.
BG : Un projet d’entreprise et presque un combat politique !
FM : J’ai repris l’entreprise avec mon épouse. Notre raison d’être vise à maintenir une agriculture de proximité. Cette laiterie est la dernière laiterie indépendante du Vercors et, si elle avait disparu, c’était probablement 20 exploitations qui disparaissaient également. Cette raison d’être, ce sont ces paysans qui font l’aménagement des territoires et qu’on a réduit malheureusement à des cantonniers de la politique européenne commune, qui ne vivent toujours pas dignement des fruits de leur travail. Je me suis dit que c’était le moment d’entreprendre à leurs côtés. Ma vie de fils de paysan et de maquignon et mon engagement syndical et politique devaient un jour se retrouver pour entreprendre, devenir un petit patron, investir mes économies, risquer. Florence, mon épouse, a quant à elle, quitté un grand groupe alors qu’elle était confortablement installée depuis 25 ans chez un leader de l’assurance. On aurait pu dire « on va continuer, on va profiter, ne rien changer »… Sauf que la vie, pour moi, c’est se remettre en question. C’est d’autant plus facile quand tu as 50 ans, parce que tes enfants sont élevés, que tu es moins endetté, que tu peux risquer de nouveau. Si tu ne te remets pas en question, si tu ne te réinventes pas, tu meurs. Ou tu survis, selon moi.
BG : Comment s’est passé le grand saut ?
FM : J’ai embarqué Florence, mon héroïne d’aujourd’hui, dans cette aventure. Ce qu’on a souhaité c’est trouver un mode entrepreneurial qui nous permettait de nous réaliser et d’entreprendre en couple. C’est une véritable aventure entrepreneuriale qui nous fait nous lever à 4 heures du matin, tous les jours. Je suis amoureux plus que jamais de ma femme, qui gère une petite équipe de 20 collaborateurs, au sein d’un monde qu’elle méconnaissait totalement. Elle a osé, par amour, se réaliser, se retrouver, se réinventer, donner du sens au moment où tout le monde en cherche tant.
BG : Présentez-nous la Laiterie du Mont-Aiguille ?
FM : Elle se situe d’abord dans un lieu emblématique que je ne connaissais pas, là où est né l’alpinisme en France, en 1492, à l’extrémité sud du parc régional du Vercors. C’est un lieu mythique pour les alpinistes et tous les amoureux de la montagne. Notre métier consiste à transformer les différents laits que nous livrent chaque jour nos éleveurs. Pour fabriquer des fromages et des ultra-frais, c’est-à-dire des yaourts, faisselles et desserts lactés, que l’on retrouvera dans tous les réseaux de distribution régionaux. Cette laiterie incarne donc pour nous le « bien manger », de proximité, plus décarboné.
BG : Quels sont les enjeux de ce métier ?
FM : Dès le début, on a voulu embarquer nos collaborateurs dans ce projet entrepreneurial avec la volonté de les associer au capital. C’est ce projet qui m’anime aujourd’hui, outre le développement commercial et la relation avec les agriculteurs. Je pense que nous sommes une des rares laiteries à avoir proposé des contrats décennaux à nos producteurs, leur permettant d’avoir une plus grande visibilité et de s’inscrire pleinement sur le territoire. Et nous permettant ainsi de voir désormais certains jeunes s’installer et nous proposer de collaborer. Cet enjeu de la production étant réglé, mon sujet d’aujourd’hui est le repartage de la valeur avec nos distributeurs en toute transparence. Pour en finir enfin avec l’opposition stérile entre industriels d’une part et GMS d’autre part.
BG : Quelle distribution pour les produits de la laiterie ?
FM : On est en GMS et en restauration hors foyer (RHF). Pour sauver nos agriculteurs, notamment en bio, nous avons saisi l’opportunité de la loi Egalim, qui nous permet de valoriser davantage les prix des produits BIO et locaux. A Grenoble et à Lyon, par exemple, où les gouvernances ont décidé de proposer de plus en plus de produits bio dans les cantines scolaires.Nous adressons désormais largement ce marché.
BG : Comment mixer ce retour aux sources avec un autre engagement tout aussi difficile, à la Présidence de la CPME du Rhône ?
FM : J’espère avec beaucoup de cohérence. Pendant 25 ans, j’ai défendu la cause des «petits patrons». On en a fait une des plus grosses organisations patronales . Sur le Rhône, cela représente 3500 adhérents, 12 000 sur la région. On ne sera jamais assez nombreux pour défendre l’entreprise. Et pour faire entendre qu’une PME ne sera jamais une grande entreprise en modèle réduit. Personne, demain, ne devra plus négliger cette large majorité d’entreprises qui compte, pour 98% d’entre elles, moins de 20 salariés. Cette économie de proximité moins financiarisée, plus humanisée, incarne pour moi l’avenir de notre économie.
BG : Quelle est votre relation à la table ?
FM : Essentielle! Les tables, toutes les tables ! C’est là où j’ai pris mes décisions importantes. Parce que la table, c’est le tour de table, c’est la connivence, le face à face, le côte à côte, le partage, avec ou sans assiette, avec ou sans verre, c’est l’échange donc c’est la vie.
BG : Un type de cuisine préféré ?
FM : Je suis fan des cuisines hybrides, plutôt reconnues aujourd’hui sur Lyon : ces mélanges de cuisine française et asiatique notamment. Celui qui m’a le plus séduit, c’est Takao Takano, à Lyon dans le 6ème. C’est le restaurant où j’ai invité pour la première fois ma femme. J’aime des restaurants où il y a un vrai mélange des genres, où on voit des aventuriers comme à la Bijouterie hier, devenue Morfal aujourd’hui, à Lyon dans le 1er. Ces mecs qui font aussi bien la cuisine, le service, qui partagent… ils ont des histoires et des parcours extraordinaires. J’aime les découvrir. J’avoue également être de plus en plus curieux de la cuisine végétale.
BG : Un lieu pour vous ressourcer ?
FM : Sans hésitation, la montagne. C’est essentiel. J’aime la montagne l’hiver, l’été… J’ai choisi de vivre à proximité, dans un triangle entre Lyon, le Vercors et la Haute Savoie. Un équilibre entre les amis et un peu de solitude nécessaire à ma vie. On peut partir, gravir, prendre de la hauteur, de la distance, du champ par rapport à la futilité du quotidien.
BG : Aux dirigeants qui nous lisent, quel est votre message ?
FM : Je crois que les patrons seront ce qu’ils feront, et notre avenir en dépendra. Je ne crois plus dans la capacité de la puissance publique à gérer et à régler tous nos maux sociétaux et environnementaux, parce qu’elle n’en a plus les moyens. Et je ne peux que compter et espérer, sur la responsabilité de ces patrons qui vont juste croire en leur avenir et embarquer avec eux leurs collaborateurs dans des aventures entrepreneuriales seules susceptibles de donner du sens collectif.